Au XVIIe siècle, le philosophe britannique John Locke faisait valoir l’idée que si quelqu’un prenait pour son compte plus de nourriture qu’il n’en avait besoin et la gaspillait, «il prenait plus que la part qui lui revenait, et dépossédait les autres». Si, en revanche, il consommait, commercialisait, voire donnait ce qu’il avait en trop, «il ne commettait aucun préjudice ; ne gaspillait pas les réserves communes ; ne détruisait pas la part des biens qui revenait aux autres, dès lors que rien de ce qu’il possédait n’était détruit sans raison».
A l’heure où les circuits alimentaires sont mondialisés, comment justifier le fait que nos pays développés, en Europe comme en Amérique du Nord, gaspillent entre un tiers et la moitié des réserves alimentaires, entre le champ du producteur et nos assiettes ? Qu’il s’agisse de fruits et de légumes frais écartés par les supermarchés pour des raisons esthétiques, ou du gaspillage ordinaire dont nous faisons preuve quotidiennement, ce sont autant de ressources en terres ou en eaux, qui pourraient être mises à meilleures contributions qu’au remplissage de nos décharges.
Le lien entre prodigalité alimentaire dans les pays riches et pauvreté dans d’autres régions du monde n’est ni simple, ni directement corrélé, mais il n’en reste pas moins réel. Les plus cyniques ne manqueront pas de souligner qu’il n’existe pas de parallèle entre le gaspillage alimentaire des pays développés et les pénuries dans les pays pauvres, et que les famines tiennent davantage au contexte local – les guerres ou les catastrophes naturelles – qu’à une mauvaise gestion de nos réserves. Pourtant, ce lien existe, et la crise alimentaire qui s’est étendue de 2007 à 2008, ainsi que les récentes envolées des prix de certains produits, tendent à le prouver. Les évolutions des modes de consommation des pays riches pèsent sur les stocks mondiaux, impactant directement les possibilités pour les plus démunis de subvenir à leurs besoins élémentaires.
La démonstration peut être faite sur l’exemple des céréales. Les quantités importées et exportées par les pays riches dépendent de leurs besoins, mais aussi des volumes jetés. Si les pays occidentaux jettent leurs céréales par millions de tonnes, il y a nécessairement moins de denrées disponibles à exporter sur les marchés mondiaux. S’ils cessent de jeter leurs surplus, l’offre rattrapera la demande et les prix repartiront à la baisse. Ainsi, lorsque la demande excède l’offre, jeter la nourriture revient à la retirer du marché et des assiettes de ceux qui en ont besoin.
Le gaspillage alimentaire se répercute également sur les capacités de productions agricoles, limitées par les surfaces disponibles. Si moins de nourriture était jetée, les terres et autres ressources mobilisées pour les produire pourraient être affectées à d’autres types d’activités, voire être laissées au repos, préservant ainsi notre écosystème.
Certains opposeront à ce constat des objections légitimes. Il est notamment avancé que la demande des pays riches en denrées alimentaires stimule la production, contribuant ainsi à la croissance des pays pauvres – gaspiller alimenterait dès lors ce cercle vertueux. Produire des surplus peut être nécessaire et recommandé afin d’anticiper les pénuries alimentaires. Seuls les pays les plus riches seraient en capacité d’acheter les surproductions sauvées du gaspi, et ce pour augmenter leurs stocks. En aucun cas ce surplus ne serait consommé par les pays les plus pauvres. Cela aurait pour seule vertu de faire baisser la pression pesant sur les marchés, contribuant ainsi à stabiliser les prix et donc à améliorer les conditions de vie des plus démunis. Des millions de personnes, même dans les pays riches, ne parviennent pas à manger à leur faim alors que des supermarchés jettent des tonnes de biens parfaitement consommables. Une des solutions de bon sens consiste à distribuer ces surplus à des banques alimentaires qui se chargeraient ensuite de les distribuer aux personnes dans le besoin.
Aujourd’hui, les pays riches européens et nord américains assurent à leurs citoyens entre 150 et 200% de leurs besoins nutritionnels, ce qui se traduit par le fait que notre industrie agroalimentaire propose deux fois les quantités de nourriture dont nous avons réellement besoin. Si ces mêmes pays réduisaient le gaspillage et les surplus de sorte que seuls 130% des besoins soient assurés, 33% des réserves alimentaires mondiales seraient sauvegardées. De quoi nourrir 3 milliards d’êtres humains, comme je l’expose dans mon dernier ouvrage (1). Le rapport le plus récent mené par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture tire les mêmes conclusions, en utilisant pourtant une méthodologie différente.
Ce diagnostic ne tient pas compte de l’impact considérable qui découlerait d’une alimentation plus raisonnée dans les pays riches, reposant moins sur la consommation de viande par exemple, laquelle nécessite de grandes quantités de céréales. Il ne prend pas non plus en compte la gabegie de productions agricoles non destinées à la consommation mais à l’utilisation en cosmétique par exemple, comme la pomme de terre. Il omet enfin les millions de poissons jetés par les navires, ou encore les économies massives qui pourraient être réalisées en réduisant la part de la production utilisée pour nourrir les élevages de cochons ou de volailles.
Les pays riches se comportent au grand mépris des enseignements édictés par John Locke dans l’Angleterre du XVIIe siècle, en s’appropriant terres et ressources mondiales pour y produire de la nourriture qui sera jetée. Si l’on s’en tenait aux enseignements du philosophe, le droit de posséder la terre et la nourriture qui en découle devrait leur être retiré.
Une récente enquête réalisée en Australie relevait que 60% des Australiens se sentaient coupables d’acheter et de gaspiller des produits alimentaires, alors que seuls 14% ressentaient peu, voire pas du tout, cette culpabilité. Plutôt que de pointer du doigt les responsables, nous devrions être enthousiastes à l’idée de limiter notre empreinte environnementale tout en réduisant nos stocks alimentaires. C’est ce message que j’essaie de partager à travers le monde, et récemment à Paris lors de la grande soirée de lutte contre le gaspillage organisée par les «Up conférences» du Groupe SOS. C’est un réel soulagement de pouvoir peser sur la vie des plus pauvres et de soulager notre écosystème en achetant tout simplement ce dont nous avons besoin, et en mangeant tout ce que nous achetons.
(1) «Global gâchis», éd. Rue de l’échiquier, juin 2013.